ENRIQUE VILA-MATAS TEXTOS de VILA-MATAS 
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PIERRE BAYARD, VOYAGEUR CASANIER

Je suis dans un vieux ballon qui se dirige vers Königsberg, rebaptisée par les Russes Kaliningrad. Silence absolu, calme complet, uniquement perturbé par les craquements de l'osier qui m'emporte. Le vol est si tranquille que je me remémore une aventure intellectuelle d'autrefois. Peut-être avez-vous pensé que c'est celle d'Emmanuel Kant qui passa sa vie à Königsberg, sa ville natale, et refusa de voyager par, disait-il, manque de temps.

Non, l'anecdote que je me remémore est liée à André Gide, au tout jeune Gide qui venait d'écrire Le Voyage d'Urien (1893), dont la dernière partie avait fait l'objet d'un tiré à part au titre séduisant, Voyage au Spitzberg. On raconte qu'un jour il alla voir son protecteur admiré, Mallarmé, et lui en donna un exemplaire. Mallarmé le regarda d'un air désarçonné. Comme le titre le suggérait, il avait cru qu'il s'agissait d'un voyage réel. Quand, quelques jours plus tard, il revit le jeune Gide, il lui dit : "Ah, comme vous m'avez fait peur ! Je craignais que vous ne soyez allé là-bas pour de vrai !"

Aujourd'hui, cette anecdote risque de ne pas être comprise dans toute sa subtilité, car nous nous sommes habitués à réduire les différences entre fiction et réalité. Avons-nous raison ? Je ne veux pas inventer ici des catégories, moins encore dégrader la "réalité", mais je tiens à préciser que ma sympathie penche toujours plus pour l'imagination que pour le document. Afin que les choses soient plus claires, je vais prendre un exemple, le récit d'un instant pour lequel j'ai de la sympathie : un jour, le poète W. H. Auden traversait les Alpes avec des amis et lisait attentivement un livre, tandis que ses compagnons n'arrêtaient pas de pousser des cris d'extase tant le paysage était majestueux ; il détacha pendant un dixième de seconde ses yeux des pages, regarda par la fenêtre du wagon et reprit sa lecture en disant : "Un regard suffit largement."

Cet épisode me rappelle don Quichotte qui saisit des éclats de la réalité et laisse l'imagination faire le reste. Ou Lao-tseu, spécialiste des voyages intérieurs : "On connaît le monde sans pousser la porte./ On voit les chemins du ciel sans regarder par la fenêtre./ Plus on va loin, moins on apprend."

Je reviens à l'imagination du chasseur d'éclats, celle qui se trouve au centre du nouveau livre de Pierre Bayard, Comment parler des lieux où l'on n'a pas été ?, où apparaît l'hypothèse qu'il est plus facile de parler savamment et avec de plus larges connaissances d'un lieu où l'on n'est pas allé que de parler de lui après avoir fait la bêtise de le visiter. Malgré tout, je continue à glisser en ballon vers Kaliningrad. Je ne m'attends pas à voir grand-chose, mais je ne peux pas arrêter le ballon.

Quant à ma manière préférée de voyager, je dirai simplement que, très souvent, sans bouger de chez moi, j'écris au préalable ce que je vais vivre dans le voyage le plus immédiat que j'ai en vue et que, arrivé à mon point de chute, j'essaie - en général avec succès - de vivre ce que j'ai écrit.

Cela dit, je crois que je dois ajouter que ma tendance à lire tout ce qu'écrit Bayard (y compris Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?) m'amène maintenant à me poser une question : pourquoi n'ai-je à aucun moment donné la preuve que j'avais lu ce livre ? Si j'ai agi ainsi jusqu'à maintenant, c'est sûrement parce que, depuis que j'ai commencé à parler de ce livre, je n'ai pas arrêté de sentir que mon imagination, à la différence du ballon dans lequel je suis, ne pouvait pas voler très haut car un poids pesait sur moi : avoir lu le livre que j'avais l'intention de commenter.

Tout eût été plus facile si je m'étais mis à parler de ce nouveau livre de Bayard sans connaître aussi à fond, comme je les connais, ses remarquables trouvailles. C'est pourquoi j'ai essayé de ne pas prodiguer les éloges que le livre mérite, parce que j'avais l'intuition que je pourrais ainsi écrire et voyager plus légèrement, mais maintenant je ne sais plus où me mettre et je me demande s'il ne vaudrait pas mieux arriver le plus vite possible à Kaliningrad et considérer ces lignes comme terminées. J'essaierai d'atteindre rapidement mon objectif, à cheval entre les deux tendances entre lesquelles je crois me débattre : ne pas voyager ou ne pas voyager. Le dilemme semble une double négation redondante, mais ce n'est qu'une apparence. Il y a ceux qui ne voyagent simplement pas et ceux qui ne voyagent pas du tout et savent cependant tout sur les lieux où ils ne vont pas.

Parmi les cas évoqués par Bayard, Jules Verne est peut-être le plus paradigmatique. Mais il en est d'autres qui ne sont pas à négliger : les techniques voyageuses de Chateaubriand ou celles du grand Emmanuel Carrère, les cas extravagants de Cendrars ou de Karl May... J'ai surtout été ému par le cas d'Edouard Glissant qui montre à quel point est fragile la frontière qui sépare voyage et non-voyage. Voulant écrire un livre minutieux sur l'île de Pâques, mais ne pouvant s'y rendre en raison de problèmes de santé, Glissant avait trouvé un moyen astucieux d'y aller : y envoyer sa femme, Sylvie Séma, pour qu'elle lui rapporte des informations sur tout, et lui, bon voyageur casanier, était resté dans le fauteuil de sa maison. Au moment d'écrire le livre, grâce à une compénétration admirable entre eux, Glissant arriva avec son écriture à une extrémité impressionnante : en savoir plus sur n'importe quel coin de l'île de Pâques que le plus savant de ses natifs.

ENRIQUE VILA-MATAS
(Traduit de l'espagnol par André Gabastou)
Publié a Le Monde, 26.01.2012

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